David Douard

février 2020

Matthieu Haberard

Dans ta discussion avec la curatrice Rebecca Lamarche-Vadel autour de ton exposition Mo’Swallow au Palais de Tokyo, tu évoquais l’animisme et le rapport à la technologie. Aujourd’hui la technologie est tellement élevée qu’on en a un lien presque magique avec la personne qui l’applique, de par notre société organique. J’ai aucune idée de comment fait un garagiste pour réparer ma voiture, c’est dans ce type de cas que ça peut s’opérer. Je parle de « technologie sous forme organique » dans le sens où elle est incarnée par des êtres.

David Douard

L’animisme c’est quelque chose qui a été classé pendant la modernité, mais pour moi c’est inclassable. Ça n’a pas de prise formelle, ce n’est pas productif. Dire ce que l’animisme serait aujourd’hui est pas simple, c’est plutôt un état d’esprit ou une croyance.

Matthieu Haberard

Les premières pièces comme Les robots à l’entrée du Palais de Tokyo, tu les décris comme des créatures animées par des machines, des programmes, qui ont leur indépendance et en même temps elles sont entourées de lanières en tissus, qui les enferment dans un espace prédéterminé rappelant la bureaucratie. Quand tu as fait ça, en 2014, c’est quelque chose que je n’avais jamais vu (ta façon de faire apparaître la technologie). Aujourd’hui les pièces ont une intelligence artificielle mais ce n’est pas au service de leur liberté, c’est au service de l’oeuvre d’art pour créer du spectaculaire. La façon dont tu l’utilisais dans cette exposition était déjà émancipatrice, le robot était affranchi de son statut de robot, il circulait librement dans l’espace que tu lui avais donné.

David Douard

L’idée de ce robot était de faire un anti-spectacle. Un robot politisé par la vision de l’utilisateur, l’être humain a une relation avec le robot et pas l’inverse. Il reçoit des directions et est le martyr de notre désir. Nous, êtres humains, qui développons un désir de consommation via une machine. J’ai travaillé sur la possibilité que le robot ait des spasmes, que son code soit une maladie, comme quelque chose qui bégaie. Il était en spasme permanent, c’était sa réaction à quelque chose qui ne lui convient pas, comme un mouvement qui est contre-productif. Le robot ne produit plus pour l’humain mais pour lui-même, il réagit à quelque chose d’impur, de mauvais. Cette pollution lui permet de devenir producteur.

Matthieu Haberard

En regardant attentivement ton exposition au Palais de Tokyo, qui se relie aussi à ton travail d’aujourd’hui, je la vois et la ressens vraiment comme une réaction au conformisme, à une société malade. Par exemple, cette société que tu représentes par le moulage d’un sein provenant de l’Hôpital Saint Louis à Paris.

David Douard

Oui, c’est assez lié à une de mes lectures du moment. Paul B. Preciado raconte que le lait est quelque chose d’hyper politisé, à l’époque les bourgeoises ne donnaient pas le lait mais c’était les nourrices. Pourtant, il ne fallait pas que le lait se mélange, elles devaient venir du même milieu. Ce sein dans mon exposition avait un sens pour moi, car il a cette histoire, il appartenait à une de ces nourrices. Mais il avait un lait contaminé. Dans l’exposition c’est la présence d’une source mauvaise.

Matthieu Haberard

En relisant certaines de tes interviews, ça m’a refait la piqûre de conscience que j’ai eu à l’époque, vouloir produire des oeuvres pour aller contre un système. Comment cette idée d’anti-conformisme fonctionne dans ton travail aujourd’hui ? Ça me semble très loin du post apocalyptique très exploité dans l’art aujourd’hui. On évoque ce mouvement pour parler de ton travail parfois à cause de rassemblements de formes et détritus qui rappellent l’urgence qui existe dans la pensée apocalyptique. Pour moi ce n’est jamais le cas dans tes pièces, on sent que tu fabriques avec ce que tu trouves et que tu essaies de redonner les ambiances de l’endroit où tu travailles, tes productions ne sont pas dans un futur possible mais bien dans le présent.

Quand tu es à l’atelier, comment tu réfléchis à tout ça ? 

David Douard

Je ne sais pas si c’est à moi de répondre à ces questions. Ça fait dix ans que je travaille sur mes pièces, le travail change mais je reste accroché à des choses. Ce que tu cites c’est ce qui balise mon travail dans le temps et continue à rester, ça me fait me poser des questions. Est-ce que ce n’est pas ma zone de confort... C’est plutôt comme un crash lent, les choses s’effondrent lentement. J’ai toujours un besoin d’urgence dans ma façon de raconter des choses, de par l’époque dans laquelle on est, mais avec un langage qui n’est pas productiviste.

Les transitions et les mutations sont dans mon travail d’une manière ou d’une autre. Quand je parle de lait contaminé, de sol pollué, d’impureté qui mute vers quelque chose de nouveau et positif, j’ai des motifs différents de ceux du Palais de Tokyo à l’époque tout en conservant cette même base de pensée.

Matthieu Haberard

J’aime ce terme que tu utilises de crash lent, comme une lente explosion.

David Douard

Quand je prépare des expositions, j’ai un ensemble de choses dont je veux traiter et que je fais se confronter. La manière dont elles se rencontrent se fait dans mon atelier.

Matthieu Haberard

Je sais qu’il n’est pas simple pour toi d’expliquer tous les détails de ton travail, ce qui me semble compréhensible. Il faut accepter que ton travail est complexe et qu’il nécessite du temps pour être décrypter. Penses-tu qu’il est quand même possible de formuler des lignes directrices pour avoir une approche de ces « crash » dont tu parles ?

David Douard

Depuis 2014, je crée des relations entre des choses qui ne se font pas habituellement. C’est déjà un contenu de développer un langage autre, qui va à contre-sens, c’est un défi constant face à ce que la société met en place. Il y a la possibilité de mettre beaucoup de choses dans son travail ; ce qu’on trouve dans la rue, la musique, des formes, les couleurs, la végétation, sans être obligé de les martyriser par un contenu.

Le fait de les faire jouer ensemble, de créer ce crash lent, cette lente rencontre qui n’existe pas dans la société, est pour moi une ouverture sur une forme de savoir nouvelle. Je crois que l’accélération des problèmes liés au climat, à la politique rend ces nouvelles formes et langages essentiels. Je produis quelque chose qui agit dans la société, je suis sûr de ça, mais je n’ai pas envie de le formaliser. Cette forme de recherche, j’en suis davantage conscient aujourd’hui qu’avant. J’avais une vision moins binaire, j’ai évacué une violence.

Matthieu Haberard

Ton exposition chez Chantal Croussel en 2019, O’DA’OLDBORIN’GOLD, présente des pièces avec beaucoup de contenus. Il y a une déformation de l’espace par le placement des cimaises, les murs colorés. Quand tu fais ça, est-ce que tu le penses comme un environnement global où la seule pièce serait l’exposition elle-même ou bien pour toi ce sont des pièces séparées ?

David Douard

Je n’arriverai pas à te répondre, je n’aime pas classer les choses.

Matthieu Haberard

Je te pose cette question en tant que visiteur car quand je me rends à une exposition je me pose souvent la question suivante ; dois-je analyser séparément les pièces ou accepter le fait d’être dans un environnement et ne pas devoir (ou pouvoir) extirper un élément en particulier. Si l’on regarde rapidement tes expositions on peut simplement voir des références au post-apocalyptique ou post-Internet, en quelque sorte y voir un peu toutes les tendances actuelles, sans percevoir les relations qu’ont tes pièces avec le présent, l’adolescence, la paternité ou la poésie. Que penses-tu de ce genre de malentendu ?

David Douard

Le malentendu montre que ça nécessite que l’on s’intéresse un peu plus aux choses. C’est un bon sentiment de, quelle que soit l’exposition, et d’y avoir accès à sa manière, non par celle perçue au premier abord. Le malentendu peut en premier lieu produire du dégoût, un sentiment d’exclusion.

Matthieu Haberard

Ce malentendu est peut-être plus rare quand on se crée une grille de lecture, car elle cloisonne trop le contexte de l’oeuvre et son sujet. Les gens n’acceptent pas l’incompréhension, ou ne veulent pas admettre que c’est le cas, ça emmène à bâcler le travail cognitif qu’il y a à faire sur l’exposition.

David Douard

Ça m’arrive de ne pas comprendre une oeuvre, c’est quand elle est nouvelle. C’est normal et logique, c’est un moyen d’avoir une relation avec les choses, aller vers un objet qu’on ne comprend pas dans un premier temps ou qu’on n’aime pas. L’art est le bégaiement d’un langage.

Matthieu Haberard

J’ai l’impression que ce bégaiement est alterné par l’urgence dans laquelle nous sommes. C’est cette même urgence (écologique, économique…) qui a tendance à calibrer les pratiques, les amenant toutes à s’aligner sur une ligne de conduite et esthétique similaire. Peu de place est laissée aux pratiques discursives. Alors comment arriver à produire ce bégaiement sans qu’il devienne trop vite une parole ?

David Douard

Pour moi les artistes peuvent décider de ce qu’ils veulent faire. Un artiste est responsable, personne ne lui demande de faire des choses en réaction à. Les façons de créer de nouveaux langages se font en inventant ce qui n’existe pas dans la société. Également en montrant des situations qui sont mal représentées, qui échappent à la société; les pratiques sexuelles, le SIDA, l’homosexualité un moment... Beaucoup de sujets relèvent du rôle de l’artiste, il doit les amener à exister, à les décrypter mais sans les fixer.
L’art, tel qu’il est fait à certains moments, absorbe les sujets, tout comme notre société qui a la capacité d’ingurgiter les choses différentes et de les rendre figées. C’est en ce sens qu’être artiste est compliqué aujourd’hui. Il faut montrer une énergie, un flux à partir de quelque chose qui est en train de se passer, avec un certain impact mais sans vraiment les dénoncer pour que ça reste consommable en tant qu’expérience culturelle.
Comment montrer une énergie qui produit, en dehors de tous les cadres, sans la donner au champ de l’art contemporain comme quelque chose de divertissant. Quand Thomas Hirschorn avait cette démarche qui est celle de montrer des images de manière très brutale, des scènes de guerre, des cadavres, ça correspond maintenant pour moi à une autre époque. Je te disais tout à l’heure que j’avais évacué une violence, certainement au profit d’une sérénité.

Matthieu Haberard

Je trouve que la violence est encore importante mais je comprends que l’on veuille l’évacuer. Comment faire alors pour ne pas être un « consommable » ? Ou le destin de toutes pratiques est un jour de devenir fossile.

David Douard

Ce qui est intéressant c’est de trouver une résistance dans les formes. Je sais bien que l’art est une capture de la vie, quand on fige les choses dans un objet, dans une installation il y a une mort, quelque part. Ce qui m’intéresse c’est le flux qui ne se capture pas, et continue à être en mouvement qu’on ne peut pas délimiter.
Mettre du présent dans les oeuvres, c’est une manière de prendre des fragments dans ce flux et de l’incorporer à une matière qui va être morte, c’est une façon de l’animer. L’animisme est peut-être là aussi, le fait d’activer une matière avec un flux. L’objet est animé, il a des spasmes, mais en fait ça se passe ailleurs. Une oeuvre intéressante nous emmène vers l’extérieur, elle n’est pas didactique.
L’idée de post apocalyptique arrive une fois que ce flux capturé devient corrompu, les matériaux vont avoir du sens. L’aluminium, que j’utilise beaucoup,se fige, se cristallise à un moment, une fois qu’il s’intègre à une sculpture. Quelque chose que l’on prend, qu’on fond et qu’on recrache.

Matthieu Haberard

Tu t’intéresses à la Science Fiction ?

David Douard

Assez peu ou alors parfois quand ça traite d’un sujet spécifique. J’ai souvent l’impression que la science fiction en elle-même n’est pas le sujet, par exemple Matrix est pour moi un film d’amour, ou un film sur « le style ».

Matthieu Haberard

Une exposition, c’est pour toi un tout, pour lequel tu réfléchis à une ligne directrice, un sujet ?

David Douard

Je n’aime pas tellement ce terme, je dirais plutôt une intuition. C’est difficile de parler d’une exposition qui n’est pas encore faite, mais concernant celle d’avril que je prépare pour un lieu d’exposition à Paris, je travaille notamment sur la poésie en récupérant un ensemble de son, de voix qui proviennent de sources comme YouTube.
Ce grouillement de rumeur, de subjectivité, sera mêlé avec une installation qui ressemblera à un centre informatique, un DATA center. Ce bruit provient d’un bâtiment juste à côté de mon atelier à Saint-Denis, le bruit de notre activité sur les réseaux. Je réfléchis à toutes ces choses qui vont se croiser, de manière sonore et physique, avec peut-être les oeuvres d’autres artistes.

Matthieu Haberard

Dans ton travail, présenter les oeuvres d’autres d’artistes est un fil conducteur qui me fait penser à des featuring en musique. Comme Drake qui a fait un featuring avec Michael Jackson récemment, en achetant des sons non diffusés. Tu l’as fait au Palais de Tokyo avec Tetsumi Kudo, à qui penses-tu pour ta prochaine exposition ?

David Douard

Peut-être à des artistes vivants cette fois-ci ! Ce grouillement de gens qui se mettent à parler c’est une manière de créer l’histoire par soi même, ne pas s’enfermer dans notre société. Comment aujourd’hui donner à notre corps une image qui nous appartient ? Ça peut créer des images narcissiques, un peu ancestrales. La relation au corps et aux autres, au vivant. Le côté trans aussi, pas dans son aspect figé, mais comme le croisement d’un cheval en plastique avec un livre.

Matthieu Haberard

Tu parlais en 2014 d’hybridation mais pour moi il y a chez toi quelque chose qui relève de la transmutation. Ce qui nous renvoie à un terme souvent utiliser dans l’alchimie. La transmutation peut être appliquée au fait de prendre une matière et la faire naître dans une seconde matière, prendre du plomb et en faire de l’or. Je trouve que ce terme correspond bien à ce que tu fais dans ton atelier.
Tu modifies réellement l’intérieur atomique des objets que tu manipules. Comment organises-tu ces opérations dans tes pièces et expositions ?

David Douard

On parlait tout à l’heure de l’oeuvre, qu’elle n’était pas ce qu’elle montre. C’est pour moi comme une boite, dans laquelle on range des choses. À partir du moment où ça nous appartient et qu’on y met quelque chose de très intime, on essaie de créer une ouverture pour qu’on puisse y voir de l’extérieur, mais pas complètement.
Le fait de mettre des oeuvres dans un endroit puis de garder certaines zones vides est une manière d’être généreux. L’espace d’exposition agit sur les objets, au fond l’oeuvre passe beaucoup de temps dans des espaces de stockage, elle est de valeur marchande, c’est une économie déroutante. Ici, c’est une façon de ne pas trop glorifier l’oeuvre. J’aimerais rythmer l’espace d’exposition comme un partition musicale, coudre des choses ensemble plus ou moins intenses.

Matthieu Haberard

Tu avais utilisé ce principe du vide ou du presque vide dans tes expositions chez Chantal Croussel, sans vraiment savoir l’expliquer j’ai beaucoup aimé. Sur le moment, ça procure un sentiment d’incompréhension, on marche dans un espace qui est souvent saturé d’informations puis une pièce est juste remplie d’un canapé et une radio ou d’un grand panneau de bois neutre et une lumière.
On sentait que tu avais pris beaucoup de liberté, tu crées des zones d’inconfort qui ont une apparence confortable. Je serais très intéressé d’entendre parler de ces zones là spécifiquement. Comment parler de cette partie de ton travail, est-ce que ça existe depuis longtemps ?

David Douard

Je vais prendre l’exemple de Jef Geys, un artiste que j’aime beaucoup, qui était professeur dans un lycée et faisait venir des oeuvres d’artistes comme Buren dans sa classe. Il tord le cou à l’oeuvre, il a réfléchi à la manière de montrer le travail d’un artiste.
Il fait partie d’un ensemble d’artistes conceptuels qui se placent dans une relation à l’espace particulière, comme Michael Ascher. Il est à la base de cet inversement, avec de l’anti-spectacle.

Matthieu Haberard

Dans la même idée, l’exposition de Cady Noland au MMK a une violence sourde, comme un bourdonnement dans les images.

David Douard

C’est post-Warhol, une manière de faire de sa vie une image.

Matthieu Haberard

Dans ta discussion avec la curatrice Rebecca Lamarche-Vadel autour de ton exposition Mo’Swallow au Palais de Tokyo, tu évoquais l’animisme et le rapport à la technologie. Aujourd’hui la technologie est tellement élevée qu’on en a un lien presque magique avec la personne qui l’applique, de par notre société organique. J’ai aucune idée de comment fait un garagiste pour réparer ma voiture, c’est dans ce type de cas que ça peut s’opérer. Je parle de « technologie sous forme organique » dans le sens où elle est incarnée par des êtres.

David Douard

L’animisme c’est quelque chose qui a été classé pendant la modernité, mais pour moi c’est inclassable. Ça n’a pas de prise formelle, ce n’est pas productif. Dire ce que l’animisme serait aujourd’hui est pas simple, c’est plutôt un état d’esprit ou une croyance.

Matthieu Haberard

Les premières pièces comme Les robots à l’entrée du Palais de Tokyo, tu les décris comme des créatures animées par des machines, des programmes, qui ont leur indépendance et en même temps elles sont entourées de lanières en tissus, qui les enferment dans un espace prédéterminé rappelant la bureaucratie. Quand tu as fait ça, en 2014, c’est quelque chose que je n’avais jamais vu (ta façon de faire apparaître la technologie). Aujourd’hui les pièces ont une intelligence artificielle mais ce n’est pas au service de leur liberté, c’est au service de l’oeuvre d’art pour créer du spectaculaire. La façon dont tu l’utilisais dans cette exposition était déjà émancipatrice, le robot était affranchi de son statut de robot, il circulait librement dans l’espace que tu lui avais donné.

David Douard

L’idée de ce robot était de faire un anti-spectacle. Un robot politisé par la vision de l’utilisateur, l’être humain a une relation avec le robot et pas l’inverse. Il reçoit des directions et est le martyr de notre désir. Nous, êtres humains, qui développons un désir de consommation via une machine. J’ai travaillé sur la possibilité que le robot ait des spasmes, que son code soit une maladie, comme quelque chose qui bégaie. Il était en spasme permanent, c’était sa réaction à quelque chose qui ne lui convient pas, comme un mouvement qui est contre-productif. Le robot ne produit plus pour l’humain mais pour lui-même, il réagit à quelque chose d’impur, de mauvais. Cette pollution lui permet de devenir producteur.

Matthieu Haberard

En regardant attentivement ton exposition au Palais de Tokyo, qui se relie aussi à ton travail d’aujourd’hui, je la vois et la ressens vraiment comme une réaction au conformisme, à une société malade. Par exemple, cette société que tu représentes par le moulage d’un sein provenant de l’Hôpital Saint Louis à Paris.

David Douard

Oui, c’est assez lié à une de mes lectures du moment. Paul B. Preciado raconte que le lait est quelque chose d’hyper politisé, à l’époque les bourgeoises ne donnaient pas le lait mais c’était les nourrices. Pourtant, il ne fallait pas que le lait se mélange, elles devaient venir du même milieu. Ce sein dans mon exposition avait un sens pour moi, car il a cette histoire, il appartenait à une de ces nourrices. Mais il avait un lait contaminé. Dans l’exposition c’est la présence d’une source mauvaise.

Matthieu Haberard

En relisant certaines de tes interviews, ça m’a refait la piqûre de conscience que j’ai eu à l’époque, vouloir produire des oeuvres pour aller contre un système. Comment cette idée d’anti-conformisme fonctionne dans ton travail aujourd’hui ? Ça me semble très loin du post apocalyptique très exploité dans l’art aujourd’hui. On évoque ce mouvement pour parler de ton travail parfois à cause de rassemblements de formes et détritus qui rappellent l’urgence qui existe dans la pensée apocalyptique. Pour moi ce n’est jamais le cas dans tes pièces, on sent que tu fabriques avec ce que tu trouves et que tu essaies de redonner les ambiances de l’endroit où tu travailles, tes productions ne sont pas dans un futur possible mais bien dans le présent.

Quand tu es à l’atelier, comment tu réfléchis à tout ça ? 

David Douard

Je ne sais pas si c’est à moi de répondre à ces questions. Ça fait dix ans que je travaille sur mes pièces, le travail change mais je reste accroché à des choses. Ce que tu cites c’est ce qui balise mon travail dans le temps et continue à rester, ça me fait me poser des questions. Est-ce que ce n’est pas ma zone de confort... C’est plutôt comme un crash lent, les choses s’effondrent lentement. J’ai toujours un besoin d’urgence dans ma façon de raconter des choses, de par l’époque dans laquelle on est, mais avec un langage qui n’est pas productiviste.

Les transitions et les mutations sont dans mon travail d’une manière ou d’une autre. Quand je parle de lait contaminé, de sol pollué, d’impureté qui mute vers quelque chose de nouveau et positif, j’ai des motifs différents de ceux du Palais de Tokyo à l’époque tout en conservant cette même base de pensée.

Matthieu Haberard

J’aime ce terme que tu utilises de crash lent, comme une lente explosion.

David Douard

Quand je prépare des expositions, j’ai un ensemble de choses dont je veux traiter et que je fais se confronter. La manière dont elles se rencontrent se fait dans mon atelier.

Matthieu Haberard

Je sais qu’il n’est pas simple pour toi d’expliquer tous les détails de ton travail, ce qui me semble compréhensible. Il faut accepter que ton travail est complexe et qu’il nécessite du temps pour être décrypter. Penses-tu qu’il est quand même possible de formuler des lignes directrices pour avoir une approche de ces « crash » dont tu parles ?

David Douard

Depuis 2014, je crée des relations entre des choses qui ne se font pas habituellement. C’est déjà un contenu de développer un langage autre, qui va à contre-sens, c’est un défi constant face à ce que la société met en place. Il y a la possibilité de mettre beaucoup de choses dans son travail ; ce qu’on trouve dans la rue, la musique, des formes, les couleurs, la végétation, sans être obligé de les martyriser par un contenu.

Le fait de les faire jouer ensemble, de créer ce crash lent, cette lente rencontre qui n’existe pas dans la société, est pour moi une ouverture sur une forme de savoir nouvelle. Je crois que l’accélération des problèmes liés au climat, à la politique rend ces nouvelles formes et langages essentiels. Je produis quelque chose qui agit dans la société, je suis sûr de ça, mais je n’ai pas envie de le formaliser. Cette forme de recherche, j’en suis davantage conscient aujourd’hui qu’avant. J’avais une vision moins binaire, j’ai évacué une violence.

Matthieu Haberard

Ton exposition chez Chantal Croussel en 2019, O’DA’OLDBORIN’GOLD, présente des pièces avec beaucoup de contenus. Il y a une déformation de l’espace par le placement des cimaises, les murs colorés. Quand tu fais ça, est-ce que tu le penses comme un environnement global où la seule pièce serait l’exposition elle-même ou bien pour toi ce sont des pièces séparées ?

David Douard

Je n’arriverai pas à te répondre, je n’aime pas classer les choses.

Matthieu Haberard

Je te pose cette question en tant que visiteur car quand je me rends à une exposition je me pose souvent la question suivante ; dois-je analyser séparément les pièces ou accepter le fait d’être dans un environnement et ne pas devoir (ou pouvoir) extirper un élément en particulier. Si l’on regarde rapidement tes expositions on peut simplement voir des références au post-apocalyptique ou post-Internet, en quelque sorte y voir un peu toutes les tendances actuelles, sans percevoir les relations qu’ont tes pièces avec le présent, l’adolescence, la paternité ou la poésie. Que penses-tu de ce genre de malentendu ?

David Douard

Le malentendu montre que ça nécessite que l’on s’intéresse un peu plus aux choses. C’est un bon sentiment de, quelle que soit l’exposition, et d’y avoir accès à sa manière, non par celle perçue au premier abord. Le malentendu peut en premier lieu produire du dégoût, un sentiment d’exclusion.

Matthieu Haberard

Ce malentendu est peut-être plus rare quand on se crée une grille de lecture, car elle cloisonne trop le contexte de l’oeuvre et son sujet. Les gens n’acceptent pas l’incompréhension, ou ne veulent pas admettre que c’est le cas, ça emmène à bâcler le travail cognitif qu’il y a à faire sur l’exposition.

David Douard

Ça m’arrive de ne pas comprendre une oeuvre, c’est quand elle est nouvelle. C’est normal et logique, c’est un moyen d’avoir une relation avec les choses, aller vers un objet qu’on ne comprend pas dans un premier temps ou qu’on n’aime pas. L’art est le bégaiement d’un langage.

Matthieu Haberard

J’ai l’impression que ce bégaiement est alterné par l’urgence dans laquelle nous sommes. C’est cette même urgence (écologique, économique…) qui a tendance à calibrer les pratiques, les amenant toutes à s’aligner sur une ligne de conduite et esthétique similaire. Peu de place est laissée aux pratiques discursives. Alors comment arriver à produire ce bégaiement sans qu’il devienne trop vite une parole ?

David Douard

Pour moi les artistes peuvent décider de ce qu’ils veulent faire. Un artiste est responsable, personne ne lui demande de faire des choses en réaction à. Les façons de créer de nouveaux langages se font en inventant ce qui n’existe pas dans la société. Également en montrant des situations qui sont mal représentées, qui échappent à la société; les pratiques sexuelles, le SIDA, l’homosexualité un moment... Beaucoup de sujets relèvent du rôle de l’artiste, il doit les amener à exister, à les décrypter mais sans les fixer.
L’art, tel qu’il est fait à certains moments, absorbe les sujets, tout comme notre société qui a la capacité d’ingurgiter les choses différentes et de les rendre figées. C’est en ce sens qu’être artiste est compliqué aujourd’hui. Il faut montrer une énergie, un flux à partir de quelque chose qui est en train de se passer, avec un certain impact mais sans vraiment les dénoncer pour que ça reste consommable en tant qu’expérience culturelle.
Comment montrer une énergie qui produit, en dehors de tous les cadres, sans la donner au champ de l’art contemporain comme quelque chose de divertissant. Quand Thomas Hirschorn avait cette démarche qui est celle de montrer des images de manière très brutale, des scènes de guerre, des cadavres, ça correspond maintenant pour moi à une autre époque. Je te disais tout à l’heure que j’avais évacué une violence, certainement au profit d’une sérénité.

Matthieu Haberard

Je trouve que la violence est encore importante mais je comprends que l’on veuille l’évacuer. Comment faire alors pour ne pas être un « consommable » ? Ou le destin de toutes pratiques est un jour de devenir fossile.

David Douard

Ce qui est intéressant c’est de trouver une résistance dans les formes. Je sais bien que l’art est une capture de la vie, quand on fige les choses dans un objet, dans une installation il y a une mort, quelque part. Ce qui m’intéresse c’est le flux qui ne se capture pas, et continue à être en mouvement qu’on ne peut pas délimiter.
Mettre du présent dans les oeuvres, c’est une manière de prendre des fragments dans ce flux et de l’incorporer à une matière qui va être morte, c’est une façon de l’animer. L’animisme est peut-être là aussi, le fait d’activer une matière avec un flux. L’objet est animé, il a des spasmes, mais en fait ça se passe ailleurs. Une oeuvre intéressante nous emmène vers l’extérieur, elle n’est pas didactique.
L’idée de post apocalyptique arrive une fois que ce flux capturé devient corrompu, les matériaux vont avoir du sens. L’aluminium, que j’utilise beaucoup,se fige, se cristallise à un moment, une fois qu’il s’intègre à une sculpture. Quelque chose que l’on prend, qu’on fond et qu’on recrache.

Matthieu Haberard

Tu t’intéresses à la Science Fiction ?

David Douard

Assez peu ou alors parfois quand ça traite d’un sujet spécifique. J’ai souvent l’impression que la science fiction en elle-même n’est pas le sujet, par exemple Matrix est pour moi un film d’amour, ou un film sur « le style ».

Matthieu Haberard

Une exposition, c’est pour toi un tout, pour lequel tu réfléchis à une ligne directrice, un sujet ?

David Douard

Je n’aime pas tellement ce terme, je dirais plutôt une intuition. C’est difficile de parler d’une exposition qui n’est pas encore faite, mais concernant celle d’avril que je prépare pour un lieu d’exposition à Paris, je travaille notamment sur la poésie en récupérant un ensemble de son, de voix qui proviennent de sources comme YouTube.
Ce grouillement de rumeur, de subjectivité, sera mêlé avec une installation qui ressemblera à un centre informatique, un DATA center. Ce bruit provient d’un bâtiment juste à côté de mon atelier à Saint-Denis, le bruit de notre activité sur les réseaux. Je réfléchis à toutes ces choses qui vont se croiser, de manière sonore et physique, avec peut-être les oeuvres d’autres artistes.

Matthieu Haberard

Dans ton travail, présenter les oeuvres d’autres d’artistes est un fil conducteur qui me fait penser à des featuring en musique. Comme Drake qui a fait un featuring avec Michael Jackson récemment, en achetant des sons non diffusés. Tu l’as fait au Palais de Tokyo avec Tetsumi Kudo, à qui penses-tu pour ta prochaine exposition ?

David Douard

Peut-être à des artistes vivants cette fois-ci ! Ce grouillement de gens qui se mettent à parler c’est une manière de créer l’histoire par soi même, ne pas s’enfermer dans notre société. Comment aujourd’hui donner à notre corps une image qui nous appartient ? Ça peut créer des images narcissiques, un peu ancestrales. La relation au corps et aux autres, au vivant. Le côté trans aussi, pas dans son aspect figé, mais comme le croisement d’un cheval en plastique avec un livre.

Matthieu Haberard

Tu parlais en 2014 d’hybridation mais pour moi il y a chez toi quelque chose qui relève de la transmutation. Ce qui nous renvoie à un terme souvent utiliser dans l’alchimie. La transmutation peut être appliquée au fait de prendre une matière et la faire naître dans une seconde matière, prendre du plomb et en faire de l’or. Je trouve que ce terme correspond bien à ce que tu fais dans ton atelier.
Tu modifies réellement l’intérieur atomique des objets que tu manipules. Comment organises-tu ces opérations dans tes pièces et expositions ?

David Douard

On parlait tout à l’heure de l’oeuvre, qu’elle n’était pas ce qu’elle montre. C’est pour moi comme une boite, dans laquelle on range des choses. À partir du moment où ça nous appartient et qu’on y met quelque chose de très intime, on essaie de créer une ouverture pour qu’on puisse y voir de l’extérieur, mais pas complètement.
Le fait de mettre des oeuvres dans un endroit puis de garder certaines zones vides est une manière d’être généreux. L’espace d’exposition agit sur les objets, au fond l’oeuvre passe beaucoup de temps dans des espaces de stockage, elle est de valeur marchande, c’est une économie déroutante. Ici, c’est une façon de ne pas trop glorifier l’oeuvre. J’aimerais rythmer l’espace d’exposition comme un partition musicale, coudre des choses ensemble plus ou moins intenses.

Matthieu Haberard

Tu avais utilisé ce principe du vide ou du presque vide dans tes expositions chez Chantal Croussel, sans vraiment savoir l’expliquer j’ai beaucoup aimé. Sur le moment, ça procure un sentiment d’incompréhension, on marche dans un espace qui est souvent saturé d’informations puis une pièce est juste remplie d’un canapé et une radio ou d’un grand panneau de bois neutre et une lumière.
On sentait que tu avais pris beaucoup de liberté, tu crées des zones d’inconfort qui ont une apparence confortable. Je serais très intéressé d’entendre parler de ces zones là spécifiquement. Comment parler de cette partie de ton travail, est-ce que ça existe depuis longtemps ?

David Douard

Je vais prendre l’exemple de Jef Geys, un artiste que j’aime beaucoup, qui était professeur dans un lycée et faisait venir des oeuvres d’artistes comme Buren dans sa classe. Il tord le cou à l’oeuvre, il a réfléchi à la manière de montrer le travail d’un artiste.
Il fait partie d’un ensemble d’artistes conceptuels qui se placent dans une relation à l’espace particulière, comme Michael Ascher. Il est à la base de cet inversement, avec de l’anti-spectacle.

Matthieu Haberard

Dans la même idée, l’exposition de Cady Noland au MMK a une violence sourde, comme un bourdonnement dans les images.

David Douard

C’est post-Warhol, une manière de faire de sa vie une image.

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