Pierre Marie

juillet 2019

Photographies de Quentin Lacombe dans la galerie Pierre Marie.

Mathieu Buard

Tu es invité dans ce numéro : la thématique c’est « No Limit », il y a chez toi une manière de faire un ensemble qui est total, comme un décorateur ensemblier. Dans les cathédrales gothiques, il y a aussi cette caractéristique, notamment avec les nervures, les lignes qui courent qui créent une continuité de la voûte du bâtiment aux vitraux. Ça c’est quelque chose auquel tu réfléchis ?

Pierre Marie

C’est assez naturel dans le sens où ce n’est pas un calcul, mais je dirais que cette démarche vient en complément d’une carrière qui a commencé au service des autres ; d’autres créateurs ou au service des maisons. Le dialogue avec un client quel qu’il soit c’est quelque chose que j’ai toujours aimé. L’ensemble du projet était géré par une maison et moi j'intervenais sur un sujet très précis. Je dirais qu’aujourd’hui ce que je suis en train de faire a encore valeur de manifeste. Par exemple, une galerie d’art m’avait commandé des tapis qui ont été assemblés avec des meubles dont je n’avais pas entendu parler avant de découvrir la mise en scène dans l’environnement. Aujourd’hui le sol n’est pas blanc t’es déjà content et au mur on met plutôt des oeuvres d’art contemporain. J’ai eu assez vite envie de proposer un dialogue entre les murs et le sol, ce qui est hyper normal dans l’art décoratif mais qui a totalement disparu. La galeriste m’a dit que ce n’était pas trop son truc. Monter ma galerie me permet d’aller au bout de ce que j’ai à dire sans être censuré ou limité.

Mathieu Buard

Il y a une super intensité.

Pierre Marie

Oui, aujourd’hui il y a tellement d’images et de camelotes. Présenter quelque chose qui est à toi, qui est singulier et auquel tu crois c’est important de le montrer de façon forte et très homogène. J’ai mis 10-12 ans à comprendre ce que c’était mon métier. Souvent quand les magazines me demandent comment je me définis je dis exprès que je suis ornemaniste. J’utilise un mot désuet désignant un métier qui n’existe plus parce que j’ai souvent été rangé dans la catégorie des illustrateurs sans vraiment comprendre pourquoi. Je n’ai aucune animosité envers ce métier mais ça me froissait, je trouvais que ce n’était pas moi. Quand je dessine un carré en soie Hermès je ne suis absolument pas illustrateur.
C’est d’ailleurs en voyant ces dessins que la galeriste m’a invité à faire un tapis, elle a su se projeter sur un autre support que les carrés de soie. Pour moi, ça a commencé sur un tapis, qui est un peu comme un jardin, et ça s’est déployé dans tout l’espace…

Mathieu Buard

En regardant attentivement ton exposition au Palais de Tokyo, qui se relie aussi à ton travail d’aujourd’hui, je la vois et la ressens vraiment comme une réaction au conformisme, à une société malade. Par exemple, cette société que tu représentes par le moulage d’un sein provenant de l’Hôpital Saint Louis à Paris.

Pierre Marie

Comme une forêt folle à la Miyazaki par son rayonnement et son déploiement. Chaque motif rentre en résonance avec un autre, même si les échelles sont différentes.

Mathieu Buard

En relisant certaines de tes interviews, ça m’a refait la piqûre de conscience que j’ai eu à l’époque, vouloir produire des œuvres pour aller contre un système. Comment cette idée d’anti-conformisme fonctionne dans ton travail aujourd’hui ? Ça me semble très loin du post apocalyptique très exploité dans l’art aujourd’hui. On évoque ce mouvement pour parler de ton travail parfois à cause de rassemblements de formes et détritus qui rappellent l’urgence qui existe dans la pensée apocalyptique. Pour moi ce n’est jamais le cas dans tes pièces, on sent que tu fabriques avec ce que tu trouves et que tu essaies de redonner les ambiances de l’endroit où tu travailles, tes productions ne sont pas dans un futur possible mais bien dans le présent.
Quand tu es à l’atelier, comment tu réfléchis à tout ça ? 

Pierre Marie

Je ne sais pas si c’est à moi de répondre à ces questions. Ça fait dix ans que je travaille sur mes pièces, le travail change mais je reste accroché à des choses. Ce que tu cites c’est ce qui balise mon travail dans le temps et continue à rester, ça me fait me poser des questions. Est-ce que ce n’est pas ma zone de confort... C’est plutôt comme un crash lent, les choses s’effondrent lentement. J’ai toujours un besoin d’urgence dans ma façon de raconter des choses, de par l’époque dans laquelle on est, mais avec un langage qui n’est pas productiviste.
Les transitions et les mutations sont dans mon travail d’une manière ou d’une autre. Quand je parle de lait contaminé, de sol pollué, d’impureté qui mute vers quelque chose de nouveau et positif, j’ai des motifs différents de ceux du Palais de Tokyo à l’époque tout en conservant cette même base de pensée.

Mathieu Buard

Comme une forêt folle à la Miyazaki par son rayonnement et son déploiement. Chaque motif rentre en résonance avec un autre, même si les échelles sont différentes.

Pierre Marie

Je trouve ça intéressant de faire cohabiter ça avec du papier peint puis tout à coup des pièces de verre ou du vitrail. Le dessin est un liant formidable, une façon de marier les couleurs. Quand tu me parlais de mon lien avec la tradition gothique tout à l’heure, je vais essayer de ne pas évoquer Notre Dame car on en a déjà beaucoup entendu parler mais mon premier choc a été ses rosaces que j’ai vu très jeune. J’ai grandi en proche banlieue parisienne, j’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont fourré dans à peu près tous les musées possibles le week-end. Un de mes souvenirs les plus fous est le musée de Cluny avec la tapisserie de La Dame à la licorne. J’apprends aussi à jouer de l’orgue depuis que j’ai 8 ans, il y a quelque chose en moi qui fait écho à cette période depuis longtemps. C’est drôle d’avoir aujourd’hui chez moi des vitraux et un orgue, comme si j’habitais dans une église. Je trouve que c’est dans ces lieux qu’on y trouve l’expression la plus totale et la plus forte dans les Arts Décoratifs. Aussi parce que les gens foutaient du fric dedans.

Mathieu Buard

L’aspect spirituel aussi ajoute quelque chose d’extrêmement puissant. Toi qui a un dessin très marqué, comment tu travailles avec les artisans ? Pour la tapisserie par exemple.

Pierre Marie

C’est moi qui dessine le carton.

Mathieu Buard

Comme Lurçat en fait.

Pierre Marie

Sur ce point, on me compare parfois à lui. À Aubusson les gens disent qu'ils n'ont pas trop aimé Lurçat de façon un peu ingrate car il a quand même rénové, promu et déployé ce savoir-faire pour en faire un truc de son temps.

Mathieu Buard

Oui, c’est un équilibre précaire de faire vivre un savoir-faire, de rouvrir le jeu...

Pierre Marie

J’ai pas la prétention de dire que je peux tout révolutionner, mais je peux aider à faire avancer les choses. J’ai envie de mettre mon nez dans la technique pour être sûr que mon dessin soit adapté. Le réflexe de l’artisan c’est souvent de d’abord présenter les choses comme des contraintes que je vois plus comme des règles du jeu à contourner. J’ai un vrai respect pour leur connaissance, leur intelligence et leur gestuelle. Le fait d’entrer dans les spécificités de la technique me permet de l’intégrer et de dialoguer plus facilement avec eux. Le fait de faire ça pour le vitrail comme pour la tapisserie permet de sortir de cette habitude d’interpréter des dessins et des peintures qui n’ont initialement pas vocation à devenir des vitraux. Mes dessins sont faits pour devenir une tapisserie et le carton à part être un carton n’a pas le rôle d'œuvre.

Mathieu Buard

C’est sur ce point qu’on te compare à Lurçat, il faisait directement le carton de la tapisserie, comme une peinture transcrite mais sans intermédiaire...

Pierre Marie

J’ai ce côté un peu geek, je trouve ça fascinant de se projeter à partir d’un dessin plat que l’on fait pour une tapisserie ou le vitrail, et de définir les aspects de chaque zone. Ça donne vie à mes dessins de façon inédite.

Mathieu Buard

Il y a des matières que tu fantasmes et que tu n’as pas encore tripotées ?

Pierre Marie

La porcelaine, la céramique. C’est plus compliqué, les céramistes sont souvent aussi artistes, c’est comme ça que c’est le plus beau. Moi je ne suis pas du tout peintre, je ne compose pas avec des taches de lumière ou de couleurs.

Mathieu Buard

Tu es plutôt coloriste ?

Pierre Marie

Je remplis. Je pense en dessin et en lignes claires, que j’ai du supprimer dans certaines techniques comme la tapisserie car sinon le dessin est alourdi.

Mathieu Buard

Le point est suffisamment marqué pour que ça cerne naturellement.

Pierre Marie

Mon travail se prête très bien à ce genre de technique. Ma grande déception c’est de ne pas avoir encore trouvé les bonnes personnes avec qui travailler le bois. Les gens ont des automatismes dans les finitions de ce matériau. Le seul gage de qualité c’est l’excellence et la perfection. Ils ont tendance à être dans la prouesse technique. Mais moi ce que j’aime c’est les craquelures, les imperfections. Si c’est parfait, on va croire que c’est fait en Chine.

Mathieu Buard

Oui, c’est trop lisse pour être vrai. Dans le sens où la maîtrise disparaît finalement. On va lisser aussi la tapisserie pour que ce soit parfait et pas trop matière alors que je trouve intéressant de profiter des aspérités de toutes les techniques.

Pierre Marie

La tension d’un fil peut faire apparaître un relief qui rend la chose imparfaite d’un point de vue industriel mais reflète la technique aussi.

Mathieu Buard

C’est pareil sur les vases. Ici au début de la discussion avec le souffleur de verre, j’ai demandé deux vases identiques, il m’a dit que ça demandait un investissement dans des moules. Ce n'est pas un problème d’argent mais pour moi faire des moules va à l’encontre de ma démarche. Tu ne peux plus justifier que c’est une édition limitée, moi ce qui m’intéresse c’est de sentir la tension, sa propre main.
Tu parles parfois d’exotisme dans ton travail, comment t’appropries-tu ce mot ?

Pierre Marie

Aujourd’hui c’est un peu compliqué, on parle d’appropriation culturelle. Moi je trouve que c’est important que les artistes puissent continuer à s’approprier culturellement tout ce qu’ils veulent. C’est aussi important que les gens qui ont à cœur de dénoncer toute appropriation culturelle puisse le faire et aussi fort qu’ils le veulent aussi, que ça reste dans l’équilibre d’un dialogue.

Mathieu Buard

Quand tu as voyagé au Sri Lanka par exemple, ce qui est important c’est l’écart avec l’exotisme. C’est une diversité que tu mets à distance.

Pierre Marie

Je pense que dès que l’on rentre dans ma galerie, que je commence à projeter des images qui ont imprimé ma rétine, un peu en superposition, en transparence, il y a une forte déformation qui opère qui fait qu’on s’éloigne de l’inspiration première. Essayer de ne pas être trop érudit, de ne pas trop connaître un sujet sur le bout des doigts c’est aussi conserver une certaine naïveté. Ça permet de rester très personnel. Je ne dessine pas si bien que ça, quand je vois une forme dans un document je la redessine à ma façon. Ça me permet de m’assurer que je ne copie pas grâce aux tics et aux réflexes qui sont les miens.

Mathieu Buard

C’est une interprétation et pas une appropriation, je pense qu’il y a souvent une confusion de langage. Dès qu’il y aurait interprétation il y aurait aussi appropriation alors qu’il me semble qu’on peut très bien interpréter comme on interprète une musique, avec des variations.  Et en tant que décorateur, tu te vois répondre à une commande totale pour quelqu’un ?

Pierre Marie

À fond, c’est ce qu’il faut que je fasse. Je l’ai fait ici dans mon petit espace. Ça montre que je suis prêt, le jour où j’accepte un projet comme ça pour quelqu’un je vais aussi devoir accepter de déléguer. Cette partie sera assez facile car ce ne sera pas moi la meilleure personne pour les réaliser mais donner une direction, un esprit. Je signe les pièces fortes, ça je peux en concevoir tous les jours.

Mathieu Buard

Alors « appelez-moi ? »

Pierre Marie

Oui et en même temps appelez-moi quand c’est bien. Il faut que ce soit une proposition qui me plaise vraiment. J’en ai déjà eu mais j’attends un projet qui me semble légitime, c’est ce que j’essaie toujours de faire dans mon travail. Je me pose la question d’être juste par rapport à mes envies, à ce que je peux produire et proposer.

Mathieu Buard

Tu aimes Jean Royère ? Il traîne dans ta tête ou pas trop ?

Pierre Marie

J’aime beaucoup et en même temps c’est très bon goût. Tout ce qui est très bon goût traîne dans ma tête car c’est important de les avoir en référence, mais je préfère…

Mathieu Buard

Tony Duquette ?

Pierre Marie

Je sais pas, mais j’aime faire traîner dans ma tête des choses aussi plus mauvais goût qui me parlent. Le bon goût je dirais que c’est une sorte de configuration de base que tout le monde peut avoir, car ça s’éduque. Mais cultiver son mauvais goût de manière très personnelle et réussir à le faire partager avec les autres en le mettant en lumière d’une certaine façon ça je trouve que c’est la création. Je pense que c’est un réflexe qui vient de la mode mais sans être dans l’extrême qui te fait dire « ça c’est génial, c’est tellement dégueulasse que personne n’en veut donc c’est cool. » Pour moi ce n’est pas aussi direct que ça mais c’est important de cultiver quelque chose qui me parle à moi et pas au plus grand nombre.

Mathieu Buard

Tout ce que tu fabriques est dans la durée, il n’y pas l’aspect éphémère de la mode et d’obsolescence. J’ai l’impression que tes objets sont investis de cette charge.

Pierre Marie

Il ne vaut mieux pas car vu la façon dont je les conçois, ils coûtent chers, et aussi sont faits pour durer. La question de la justesse me fait accepter qu’un jour ce sera peut-être daté mais aujourd’hui ça ne l’est pas parce que c’est un peu un ovni.

Mathieu Buard

Peut-être que la question d’être daté ou non relève du bon goût et au final on s’en fout.

Pierre Marie

Ce qui m’intéresse dans l’Art Nouveau c’est la démarche, on touche un peu à une espèce d’apogée de l’ensemblier et du total, et aussi pas mal du no limit. Quelque part il y a quelque chose de beau par son échec car juste après tu as l’Art Déco qui déboule et le fait voler en éclats. Quand j’ai emménagé dans l’appartement à Pigalle, je cherchais une inspiration légitime pour le lieu : je déménageais dans le IXème arrondissement, c’est nouveau pour moi. Cet arrondissement c’est la Nouvelle Athènes, la fin du XIXe siècle le début du XXe avec la présence de tous les artistes. L’Art déco c’est encore une fois bon goût, c’est validé, l’Art nouveau c’est presque tabou. À l’époque j’en parlais avec une journaliste et quand je disais ce que m’inspirait ce mouvement et Gaudi elle a fait une moue de dégoût. D’ailleurs dans ma démarche ça se ressent par l’omniprésence du motif, de l’art à vivre qui n’est pas conceptuel mais juste là pour être beau.

Mathieu Buard

Je trouve que l’art à vivre c’est vraiment une notion qui a été aussi dévalorisée alors que c’est fondamental.

Pierre Marie

On se dit « mais quelle idée de plouc » mais que depuis environ 50 ans.

Mathieu Buard

Depuis la préhistoire ça ne fait que définir le mode de l’humain.

Pierre Marie

On s’est toujours entouré d’histoires, de motifs et puis après on a complètement jeté ça à la cuvette. Quand les architectes ont envie d’un tapis coloré ils ne savent pas dessiner donc on tombe vite dans l’écueil du dégradé, de la facette, du géométrique, des gribouillis, du pastiche ou du collage. Dans la création pure il n’y a pas grand chose.

Mathieu Buard

Il y a un manque dans l’invention pure du dessin effectivement.

Pierre Marie

C’est pour ça que je crie haut et fort « ornemaniste » car c’est l’idée de se dire qu’il en faut, il faut une école d’ornemaniste pour apprendre à réfléchir aux motifs avec lesquels on a envie de s’entourer et de vivre. Il n’y a pas à chercher trop loin ; le floral, le végétal ou l’animal ça marchera toujours et il y a plein de façons de le faire, on n’est pas obligé d’être contemporain.

Mathieu Buard

Surtout que ça ne veut pas dire grand chose.

Pierre Marie

Ce sont des façons de penser, l’art textile c’est quelque chose qui donne beaucoup envie en ce moment. Dans les foires d’art contemporain tu vois des tapisseries d’artistes mais c’est souvent des clash qui paraissent évidents : par exemple en faisant quelque chose de déceptif du genre : ah j’ai fait une capture d’écran et on va tisser le truc avec la poubelle de mac, la barre de menu, des fenêtres ouvertes. Cette envie d’incorporer à tout prix quelque chose d’aujourd’hui comme s’il fallait que ce soit un peu moche et déceptif pour que ce soit contemporain. Ils s’en fichent de comment c’est tissé, c’est fait de manière mécanique ou dans les pays de l’Est et moi c’est pas ça mon combat.

Mathieu Buard

On sent que ce que tu fais c’est tout contre ça, même si t’es pas en guerre. Tu tournes le dos à ça.

Pierre Marie

Oui voilà, ce n’est pas mon propos et il ne faut pas que ça me préoccupe ou m’encombre. J’ai fait exprès d’appeler mon espace galerie. L’idée est d’avoir un lieu atypique et vivant où je puisse inviter un curateur ou un artiste. Je l’ai un peu conçu comme un anti White Cube gallery. Ce réflexe, depuis des années 60, d’exposer l’art dans des espaces aseptisés blancs aux lumières néons, et un béton gris est assez paradoxal. Ça a influé sur les intérieurs. 

Les gens ont voulu que leurs appartements ressemblent à des galeries d’art, l’art c’est beau quand ça fait partie du décor c’est pas parce que c’est une œuvre conceptuelle qu’on ne peut pas la choisir juste parce qu’elle va bien avec le canapé.

Mathieu Buard

J’en parlais tout à l’heure avec un galeriste, on se disait c’est drôle maintenant quand tu vas chez des collectionneurs un peu hystéro la question du White Cube disparaît car tous les murs sont recouverts. Dans cette domesticité-là tu retrouves une autre intensité, un excès.

Pierre Marie

Tout à fait. Par exemple, je pense à la Fondation Giacometti qui a été faite dans l’hôtel de Paul Follot. C’est vraiment un endroit magnifique à la base et ils se sont totalement interdit le dialogue entre l’hôte de la fondation et l’artiste. Ils mettent en avant les statues de Giacometti qu’on a vues mille fois, t’en as vu une tu les as toutes vues. Ils ont pensé que c’était plus judicieux de construire des cloisons blanches devant la tapisserie magnifique d’origine.

Mathieu Buard

Celui qui possède l’hôtel avait peut-être un Giacometti initialement devant le motif. C’est complètement con, on coupe toute domesticité joyeuse.

Pierre Marie

Comme si l’oeuvre était quelque chose de tellement sacrée qu’elle devient intouchable. Il y a une vraie hiérarchisation qui m’a vraiment gêné et attristé, la hiérarchie de l’Art avec un grand A et l’art. Ça aurait vraiment aidé les sculptures de Giacometti de dialoguer avec les structures qui les invitent. C’est aussi une façon de respecter ce qu’est un endroit aussi habité que cet hôtel particulier et atelier. À côté de ça ils ont aussi aucun scrupule à reconstruire un faux atelier de Giacometti à l’entrée, ce qui revient limite à faire du Disneyland.

Mathieu Buard

C’est obscène dans le sens où c’est vraiment ridicule.

Pierre Marie

À ma visite il y avait l’exposition Dialogue avec Annette Messager, j’adore son travail par ailleurs, mais dans la conférence qui se tenait sur place ils ne parlaient que d’elle et de son dialogue avec Giacometti et à aucun moment la conférencière n’a parlé du lieu où on était. Pourquoi il y avait des bouts de vitraux, pourquoi des papiers peints planqués derrière des cloisons blanches. On aurait très bien pu faire un musée Paul Follot, c’est autosuffisant.

Mathieu Buard

Les rideaux dans ta galerie c’est un hommage à Carlo Mollino ou c’est une grossièreté de te dire ça ?

Pierre Marie

Je ne connais pas.

Mathieu Buard

C’est un designer du milieu du XXe siècle qui était un peu un génie trouve-tout dans ses constructions. Pour photographier des femmes qu’il aimait, il avait déployé un grand rideau. J’adore cette façon de déposséder le rideau, pour qu’il ne soit plus un occultant pathétique.

Pierre Marie

Le rideau est spécifique à cette exposition, la rampe qui est fixée au plafond de la galerie, permet de créer un espace de circulation. Quand il est fermé, il crée un effet de surprise quand on vient de l’extérieur. Je trouvais ça assez beau que ça commence de façon assez traditionnelle le long des murs puis que ça se déploie un peu comme une sorte de serpent de mer.

Mathieu Buard

Tu es invité dans ce numéro : la thématique c’est « No Limit », il y a chez toi une manière de faire un ensemble qui est total, comme un décorateur ensemblier. Dans les cathédrales gothiques, il y a aussi cette caractéristique, notamment avec les nervures, les lignes qui courent qui créent une continuité de la voûte du bâtiment aux vitraux. Ça c’est quelque chose auquel tu réfléchis ?

Pierre Marie

C’est assez naturel dans le sens où ce n’est pas un calcul, mais je dirais que cette démarche vient en complément d’une carrière qui a commencé au service des autres ; d’autres créateurs ou au service des maisons. Le dialogue avec un client quel qu’il soit c’est quelque chose que j’ai toujours aimé. L’ensemble du projet était géré par une maison et moi j'intervenais sur un sujet très précis. Je dirais qu’aujourd’hui ce que je suis en train de faire a encore valeur de manifeste. Par exemple, une galerie d’art m’avait commandé des tapis qui ont été assemblés avec des meubles dont je n’avais pas entendu parler avant de découvrir la mise en scène dans l’environnement. Aujourd’hui le sol n’est pas blanc t’es déjà content et au mur on met plutôt des oeuvres d’art contemporain. J’ai eu assez vite envie de proposer un dialogue entre les murs et le sol, ce qui est hyper normal dans l’art décoratif mais qui a totalement disparu. La galeriste m’a dit que ce n’était pas trop son truc. Monter ma galerie me permet d’aller au bout de ce que j’ai à dire sans être censuré ou limité.

Mathieu Buard

Il y a une super intensité.

Pierre Marie

Oui, aujourd’hui il y a tellement d’images et de camelotes. Présenter quelque chose qui est à toi, qui est singulier et auquel tu crois c’est important de le montrer de façon forte et très homogène. J’ai mis 10-12 ans à comprendre ce que c’était mon métier. Souvent quand les magazines me demandent comment je me définis je dis exprès que je suis ornemaniste. J’utilise un mot désuet désignant un métier qui n’existe plus parce que j’ai souvent été rangé dans la catégorie des illustrateurs sans vraiment comprendre pourquoi. Je n’ai aucune animosité envers ce métier mais ça me froissait, je trouvais que ce n’était pas moi. Quand je dessine un carré en soie Hermès je ne suis absolument pas illustrateur.
C’est d’ailleurs en voyant ces dessins que la galeriste m’a invité à faire un tapis, elle a su se projeter sur un autre support que les carrés de soie. Pour moi, ça a commencé sur un tapis, qui est un peu comme un jardin, et ça s’est déployé dans tout l’espace…

Mathieu Buard

En regardant attentivement ton exposition au Palais de Tokyo, qui se relie aussi à ton travail d’aujourd’hui, je la vois et la ressens vraiment comme une réaction au conformisme, à une société malade. Par exemple, cette société que tu représentes par le moulage d’un sein provenant de l’Hôpital Saint Louis à Paris.

Pierre Marie

Comme une forêt folle à la Miyazaki par son rayonnement et son déploiement. Chaque motif rentre en résonance avec un autre, même si les échelles sont différentes.

Mathieu Buard

En relisant certaines de tes interviews, ça m’a refait la piqûre de conscience que j’ai eu à l’époque, vouloir produire des œuvres pour aller contre un système. Comment cette idée d’anti-conformisme fonctionne dans ton travail aujourd’hui ? Ça me semble très loin du post apocalyptique très exploité dans l’art aujourd’hui. On évoque ce mouvement pour parler de ton travail parfois à cause de rassemblements de formes et détritus qui rappellent l’urgence qui existe dans la pensée apocalyptique. Pour moi ce n’est jamais le cas dans tes pièces, on sent que tu fabriques avec ce que tu trouves et que tu essaies de redonner les ambiances de l’endroit où tu travailles, tes productions ne sont pas dans un futur possible mais bien dans le présent.
Quand tu es à l’atelier, comment tu réfléchis à tout ça ? 

Pierre Marie

Je ne sais pas si c’est à moi de répondre à ces questions. Ça fait dix ans que je travaille sur mes pièces, le travail change mais je reste accroché à des choses. Ce que tu cites c’est ce qui balise mon travail dans le temps et continue à rester, ça me fait me poser des questions. Est-ce que ce n’est pas ma zone de confort... C’est plutôt comme un crash lent, les choses s’effondrent lentement. J’ai toujours un besoin d’urgence dans ma façon de raconter des choses, de par l’époque dans laquelle on est, mais avec un langage qui n’est pas productiviste.
Les transitions et les mutations sont dans mon travail d’une manière ou d’une autre. Quand je parle de lait contaminé, de sol pollué, d’impureté qui mute vers quelque chose de nouveau et positif, j’ai des motifs différents de ceux du Palais de Tokyo à l’époque tout en conservant cette même base de pensée.

Mathieu Buard

Comme une forêt folle à la Miyazaki par son rayonnement et son déploiement. Chaque motif rentre en résonance avec un autre, même si les échelles sont différentes.

Pierre Marie

Je trouve ça intéressant de faire cohabiter ça avec du papier peint puis tout à coup des pièces de verre ou du vitrail. Le dessin est un liant formidable, une façon de marier les couleurs. Quand tu me parlais de mon lien avec la tradition gothique tout à l’heure, je vais essayer de ne pas évoquer Notre Dame car on en a déjà beaucoup entendu parler mais mon premier choc a été ses rosaces que j’ai vu très jeune. J’ai grandi en proche banlieue parisienne, j’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont fourré dans à peu près tous les musées possibles le week-end. Un de mes souvenirs les plus fous est le musée de Cluny avec la tapisserie de La Dame à la licorne. J’apprends aussi à jouer de l’orgue depuis que j’ai 8 ans, il y a quelque chose en moi qui fait écho à cette période depuis longtemps. C’est drôle d’avoir aujourd’hui chez moi des vitraux et un orgue, comme si j’habitais dans une église. Je trouve que c’est dans ces lieux qu’on y trouve l’expression la plus totale et la plus forte dans les Arts Décoratifs. Aussi parce que les gens foutaient du fric dedans.

Mathieu Buard

L’aspect spirituel aussi ajoute quelque chose d’extrêmement puissant. Toi qui a un dessin très marqué, comment tu travailles avec les artisans ? Pour la tapisserie par exemple.

Pierre Marie

C’est moi qui dessine le carton.

Mathieu Buard

Comme Lurçat en fait.

Pierre Marie

Sur ce point, on me compare parfois à lui. À Aubusson les gens disent qu'ils n'ont pas trop aimé Lurçat de façon un peu ingrate car il a quand même rénové, promu et déployé ce savoir-faire pour en faire un truc de son temps.

Mathieu Buard

Oui, c’est un équilibre précaire de faire vivre un savoir-faire, de rouvrir le jeu...

Pierre Marie

J’ai pas la prétention de dire que je peux tout révolutionner, mais je peux aider à faire avancer les choses. J’ai envie de mettre mon nez dans la technique pour être sûr que mon dessin soit adapté. Le réflexe de l’artisan c’est souvent de d’abord présenter les choses comme des contraintes que je vois plus comme des règles du jeu à contourner. J’ai un vrai respect pour leur connaissance, leur intelligence et leur gestuelle. Le fait d’entrer dans les spécificités de la technique me permet de l’intégrer et de dialoguer plus facilement avec eux. Le fait de faire ça pour le vitrail comme pour la tapisserie permet de sortir de cette habitude d’interpréter des dessins et des peintures qui n’ont initialement pas vocation à devenir des vitraux. Mes dessins sont faits pour devenir une tapisserie et le carton à part être un carton n’a pas le rôle d'œuvre.

Mathieu Buard

C’est sur ce point qu’on te compare à Lurçat, il faisait directement le carton de la tapisserie, comme une peinture transcrite mais sans intermédiaire...

Pierre Marie

J’ai ce côté un peu geek, je trouve ça fascinant de se projeter à partir d’un dessin plat que l’on fait pour une tapisserie ou le vitrail, et de définir les aspects de chaque zone. Ça donne vie à mes dessins de façon inédite.

Mathieu Buard

Il y a des matières que tu fantasmes et que tu n’as pas encore tripotées ?

Pierre Marie

La porcelaine, la céramique. C’est plus compliqué, les céramistes sont souvent aussi artistes, c’est comme ça que c’est le plus beau. Moi je ne suis pas du tout peintre, je ne compose pas avec des taches de lumière ou de couleurs.

Mathieu Buard

Tu es plutôt coloriste ?

Pierre Marie

Je remplis. Je pense en dessin et en lignes claires, que j’ai du supprimer dans certaines techniques comme la tapisserie car sinon le dessin est alourdi.

Mathieu Buard

Le point est suffisamment marqué pour que ça cerne naturellement.

Pierre Marie

Mon travail se prête très bien à ce genre de technique. Ma grande déception c’est de ne pas avoir encore trouvé les bonnes personnes avec qui travailler le bois. Les gens ont des automatismes dans les finitions de ce matériau. Le seul gage de qualité c’est l’excellence et la perfection. Ils ont tendance à être dans la prouesse technique. Mais moi ce que j’aime c’est les craquelures, les imperfections. Si c’est parfait, on va croire que c’est fait en Chine.

Mathieu Buard

Oui, c’est trop lisse pour être vrai. Dans le sens où la maîtrise disparaît finalement. On va lisser aussi la tapisserie pour que ce soit parfait et pas trop matière alors que je trouve intéressant de profiter des aspérités de toutes les techniques.

Pierre Marie

La tension d’un fil peut faire apparaître un relief qui rend la chose imparfaite d’un point de vue industriel mais reflète la technique aussi.

Mathieu Buard

C’est pareil sur les vases. Ici au début de la discussion avec le souffleur de verre, j’ai demandé deux vases identiques, il m’a dit que ça demandait un investissement dans des moules. Ce n'est pas un problème d’argent mais pour moi faire des moules va à l’encontre de ma démarche. Tu ne peux plus justifier que c’est une édition limitée, moi ce qui m’intéresse c’est de sentir la tension, sa propre main.
Tu parles parfois d’exotisme dans ton travail, comment t’appropries-tu ce mot ?

Pierre Marie

Aujourd’hui c’est un peu compliqué, on parle d’appropriation culturelle. Moi je trouve que c’est important que les artistes puissent continuer à s’approprier culturellement tout ce qu’ils veulent. C’est aussi important que les gens qui ont à cœur de dénoncer toute appropriation culturelle puisse le faire et aussi fort qu’ils le veulent aussi, que ça reste dans l’équilibre d’un dialogue.

Mathieu Buard

Quand tu as voyagé au Sri Lanka par exemple, ce qui est important c’est l’écart avec l’exotisme. C’est une diversité que tu mets à distance.

Pierre Marie

Je pense que dès que l’on rentre dans ma galerie, que je commence à projeter des images qui ont imprimé ma rétine, un peu en superposition, en transparence, il y a une forte déformation qui opère qui fait qu’on s’éloigne de l’inspiration première. Essayer de ne pas être trop érudit, de ne pas trop connaître un sujet sur le bout des doigts c’est aussi conserver une certaine naïveté. Ça permet de rester très personnel. Je ne dessine pas si bien que ça, quand je vois une forme dans un document je la redessine à ma façon. Ça me permet de m’assurer que je ne copie pas grâce aux tics et aux réflexes qui sont les miens.

Mathieu Buard

C’est une interprétation et pas une appropriation, je pense qu’il y a souvent une confusion de langage. Dès qu’il y aurait interprétation il y aurait aussi appropriation alors qu’il me semble qu’on peut très bien interpréter comme on interprète une musique, avec des variations.  Et en tant que décorateur, tu te vois répondre à une commande totale pour quelqu’un ?

Pierre Marie

À fond, c’est ce qu’il faut que je fasse. Je l’ai fait ici dans mon petit espace. Ça montre que je suis prêt, le jour où j’accepte un projet comme ça pour quelqu’un je vais aussi devoir accepter de déléguer. Cette partie sera assez facile car ce ne sera pas moi la meilleure personne pour les réaliser mais donner une direction, un esprit. Je signe les pièces fortes, ça je peux en concevoir tous les jours.

Mathieu Buard

Alors « appelez-moi ? »

Pierre Marie

Oui et en même temps appelez-moi quand c’est bien. Il faut que ce soit une proposition qui me plaise vraiment. J’en ai déjà eu mais j’attends un projet qui me semble légitime, c’est ce que j’essaie toujours de faire dans mon travail. Je me pose la question d’être juste par rapport à mes envies, à ce que je peux produire et proposer.

Mathieu Buard

Tu aimes Jean Royère ? Il traîne dans ta tête ou pas trop ?

Pierre Marie

J’aime beaucoup et en même temps c’est très bon goût. Tout ce qui est très bon goût traîne dans ma tête car c’est important de les avoir en référence, mais je préfère…

Mathieu Buard

Tony Duquette ?

Pierre Marie

Je sais pas, mais j’aime faire traîner dans ma tête des choses aussi plus mauvais goût qui me parlent. Le bon goût je dirais que c’est une sorte de configuration de base que tout le monde peut avoir, car ça s’éduque. Mais cultiver son mauvais goût de manière très personnelle et réussir à le faire partager avec les autres en le mettant en lumière d’une certaine façon ça je trouve que c’est la création. Je pense que c’est un réflexe qui vient de la mode mais sans être dans l’extrême qui te fait dire « ça c’est génial, c’est tellement dégueulasse que personne n’en veut donc c’est cool. » Pour moi ce n’est pas aussi direct que ça mais c’est important de cultiver quelque chose qui me parle à moi et pas au plus grand nombre.

Mathieu Buard

Tout ce que tu fabriques est dans la durée, il n’y pas l’aspect éphémère de la mode et d’obsolescence. J’ai l’impression que tes objets sont investis de cette charge.

Pierre Marie

Il ne vaut mieux pas car vu la façon dont je les conçois, ils coûtent chers, et aussi sont faits pour durer. La question de la justesse me fait accepter qu’un jour ce sera peut-être daté mais aujourd’hui ça ne l’est pas parce que c’est un peu un ovni.

Mathieu Buard

Peut-être que la question d’être daté ou non relève du bon goût et au final on s’en fout.

Pierre Marie

Ce qui m’intéresse dans l’Art Nouveau c’est la démarche, on touche un peu à une espèce d’apogée de l’ensemblier et du total, et aussi pas mal du no limit. Quelque part il y a quelque chose de beau par son échec car juste après tu as l’Art Déco qui déboule et le fait voler en éclats. Quand j’ai emménagé dans l’appartement à Pigalle, je cherchais une inspiration légitime pour le lieu : je déménageais dans le IXème arrondissement, c’est nouveau pour moi. Cet arrondissement c’est la Nouvelle Athènes, la fin du XIXe siècle le début du XXe avec la présence de tous les artistes. L’Art déco c’est encore une fois bon goût, c’est validé, l’Art nouveau c’est presque tabou. À l’époque j’en parlais avec une journaliste et quand je disais ce que m’inspirait ce mouvement et Gaudi elle a fait une moue de dégoût. D’ailleurs dans ma démarche ça se ressent par l’omniprésence du motif, de l’art à vivre qui n’est pas conceptuel mais juste là pour être beau.

Mathieu Buard

Je trouve que l’art à vivre c’est vraiment une notion qui a été aussi dévalorisée alors que c’est fondamental.

Pierre Marie

On se dit « mais quelle idée de plouc » mais que depuis environ 50 ans.

Mathieu Buard

Depuis la préhistoire ça ne fait que définir le mode de l’humain.

Pierre Marie

On s’est toujours entouré d’histoires, de motifs et puis après on a complètement jeté ça à la cuvette. Quand les architectes ont envie d’un tapis coloré ils ne savent pas dessiner donc on tombe vite dans l’écueil du dégradé, de la facette, du géométrique, des gribouillis, du pastiche ou du collage. Dans la création pure il n’y a pas grand chose.

Mathieu Buard

Il y a un manque dans l’invention pure du dessin effectivement.

Pierre Marie

C’est pour ça que je crie haut et fort « ornemaniste » car c’est l’idée de se dire qu’il en faut, il faut une école d’ornemaniste pour apprendre à réfléchir aux motifs avec lesquels on a envie de s’entourer et de vivre. Il n’y a pas à chercher trop loin ; le floral, le végétal ou l’animal ça marchera toujours et il y a plein de façons de le faire, on n’est pas obligé d’être contemporain.

Mathieu Buard

Surtout que ça ne veut pas dire grand chose.

Pierre Marie

Ce sont des façons de penser, l’art textile c’est quelque chose qui donne beaucoup envie en ce moment. Dans les foires d’art contemporain tu vois des tapisseries d’artistes mais c’est souvent des clash qui paraissent évidents : par exemple en faisant quelque chose de déceptif du genre : ah j’ai fait une capture d’écran et on va tisser le truc avec la poubelle de mac, la barre de menu, des fenêtres ouvertes. Cette envie d’incorporer à tout prix quelque chose d’aujourd’hui comme s’il fallait que ce soit un peu moche et déceptif pour que ce soit contemporain. Ils s’en fichent de comment c’est tissé, c’est fait de manière mécanique ou dans les pays de l’Est et moi c’est pas ça mon combat.

Mathieu Buard

On sent que ce que tu fais c’est tout contre ça, même si t’es pas en guerre. Tu tournes le dos à ça.

Pierre Marie

Oui voilà, ce n’est pas mon propos et il ne faut pas que ça me préoccupe ou m’encombre. J’ai fait exprès d’appeler mon espace galerie. L’idée est d’avoir un lieu atypique et vivant où je puisse inviter un curateur ou un artiste. Je l’ai un peu conçu comme un anti White Cube gallery. Ce réflexe, depuis des années 60, d’exposer l’art dans des espaces aseptisés blancs aux lumières néons, et un béton gris est assez paradoxal. Ça a influé sur les intérieurs. 

Les gens ont voulu que leurs appartements ressemblent à des galeries d’art, l’art c’est beau quand ça fait partie du décor c’est pas parce que c’est une œuvre conceptuelle qu’on ne peut pas la choisir juste parce qu’elle va bien avec le canapé.

Mathieu Buard

J’en parlais tout à l’heure avec un galeriste, on se disait c’est drôle maintenant quand tu vas chez des collectionneurs un peu hystéro la question du White Cube disparaît car tous les murs sont recouverts. Dans cette domesticité-là tu retrouves une autre intensité, un excès.

Pierre Marie

Tout à fait. Par exemple, je pense à la Fondation Giacometti qui a été faite dans l’hôtel de Paul Follot. C’est vraiment un endroit magnifique à la base et ils se sont totalement interdit le dialogue entre l’hôte de la fondation et l’artiste. Ils mettent en avant les statues de Giacometti qu’on a vues mille fois, t’en as vu une tu les as toutes vues. Ils ont pensé que c’était plus judicieux de construire des cloisons blanches devant la tapisserie magnifique d’origine.

Mathieu Buard

Celui qui possède l’hôtel avait peut-être un Giacometti initialement devant le motif. C’est complètement con, on coupe toute domesticité joyeuse.

Pierre Marie

Comme si l’oeuvre était quelque chose de tellement sacrée qu’elle devient intouchable. Il y a une vraie hiérarchisation qui m’a vraiment gêné et attristé, la hiérarchie de l’Art avec un grand A et l’art. Ça aurait vraiment aidé les sculptures de Giacometti de dialoguer avec les structures qui les invitent. C’est aussi une façon de respecter ce qu’est un endroit aussi habité que cet hôtel particulier et atelier. À côté de ça ils ont aussi aucun scrupule à reconstruire un faux atelier de Giacometti à l’entrée, ce qui revient limite à faire du Disneyland.

Mathieu Buard

C’est obscène dans le sens où c’est vraiment ridicule.

Pierre Marie

À ma visite il y avait l’exposition Dialogue avec Annette Messager, j’adore son travail par ailleurs, mais dans la conférence qui se tenait sur place ils ne parlaient que d’elle et de son dialogue avec Giacometti et à aucun moment la conférencière n’a parlé du lieu où on était. Pourquoi il y avait des bouts de vitraux, pourquoi des papiers peints planqués derrière des cloisons blanches. On aurait très bien pu faire un musée Paul Follot, c’est autosuffisant.

Mathieu Buard

Les rideaux dans ta galerie c’est un hommage à Carlo Mollino ou c’est une grossièreté de te dire ça ?

Pierre Marie

Je ne connais pas.

Mathieu Buard

C’est un designer du milieu du XXe siècle qui était un peu un génie trouve-tout dans ses constructions. Pour photographier des femmes qu’il aimait, il avait déployé un grand rideau. J’adore cette façon de déposséder le rideau, pour qu’il ne soit plus un occultant pathétique.

Pierre Marie

Le rideau est spécifique à cette exposition, la rampe qui est fixée au plafond de la galerie, permet de créer un espace de circulation. Quand il est fermé, il crée un effet de surprise quand on vient de l’extérieur. Je trouvais ça assez beau que ça commence de façon assez traditionnelle le long des murs puis que ça se déploie un peu comme une sorte de serpent de mer.

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