Tranches de cake
novembre 2020
Clément Garcia Le Gouez et Thom Friedlander
Texte
Louise Aleksiejew
©Margaux Salarino
Dans un jeu vidéo des 90’s, les Tranches de cake seraient des PNJ. Croisés au détour d’une ruelle, avant le niveau du désert ou sous le toit de feuilles d’une forêt, ces personnages non jouables attendraient qu’on les interroge pour y aller de leur commentaire personnel sur la gestion du royaume, leur animal perdu ou les rumeurs courant le pavé irrégulier de leur cité. Autant de personnalités superficielles, incarnées par une petite dizaine d’avatars différents, ressassant en boucle leurs messages préenregistrés sans aucune chance d’échapper à leur seule détermination : celle de ne pas être héroïques. Mais nous ne sommes ni dans les 90’s, ni dans un jeu vidéo, et si pixels il y a dans les portraits de terre co-produits par Clément Garcia-Le Gouez et Thom Friedlander, ceux-ci sont analogiques.
Aussi, si elles sont mises à l’arrière-plan de la quête principale, les Tranches demeurent également dans le hors-champ de l’histoire officielle d’un point de vue technique. Incarnées dans un premier temps par des dessins de Friedlander, eux-mêmes influencés par une lecture textile de la picturalité, elles sont ensuite transposées en tablettes de céramique par Garcia-Le Gouez, selon la méthode du nériage qui consiste à agglutiner entre elles des bandes de terre de différentes couleurs, et permet donc une polychromie sans émail ni engobe. Ces filtres successifs troublent la matérialité des visages – capturés dans l’interstice entre volume et image, abstraction et figuration – comme ils perturbent les hiérarchies qui distinguent traditionnellement l’art contemporain des techniques artisanales du jacquard et du nériage, et le goût, bon ou mauvais (classiste) auquel on les associe.
On ignore pourtant tout de la bonté ou de la malignité de ces Tranches devenues tronches. En effet, l’effort conséquent fourni par le duo pour les faire exister contraste avec l’absence d’identité, la facilité de caractère de ces personnages déracinés : ni genre, ni époque, ni lieu, ni expression ne permettent de les situer avec certitude, de les projeter dans un récit défini. Dépersonnifiées, clonées par le nériage (un même pain de terre reconstitué permettant de créer quatre multiples du même dessin, dans lequel le geste manuel vient réintroduire variation, accident, torsion), les Tranches glissent entre les catégories jusqu’à esquiver la seule définition qu’on pouvait encore employer à leur égard, et qui consistait à les désigner comme des portraits. Peut-on appeler « portrait » le corps flou d’un.e voisin.e isolé un instant par le contour d’une fenêtre ?
Il est l’heure de nous rappeler alors que la distanciation sociale n’est pas une invention de la crise sanitaire qui nous occupe aujourd’hui : tantôt choisi, tantôt inconscient, un écran nous sépare continuellement du monde qui nous entoure. Ce monde est celui des passant.e.s, des piliers de bar, des agent.e.s téléphoniques, des parent.e.s éloigné.e.s, des fonctionnaires des transports en commun, des enfants qui rentrent de l’école ou encore des chiffonier.e.s officiant dans l’espace public : de tou.te.s celleux aux frontières de notre sphère d’action, qu’on esquive par peur d’investissement émotionnel ou de responsabilité, que nous permettent de fuir les bruits de la ville et le rendez-vous que l’on risque de manquer si l’on ne se presse pas.
Cette relation par défaut ou défaut de relation génère fantasmes et fictions sur la scène de notre théâtre interne : en pensées, nous regardons, évaluons, réécrivons les faces qui nous entourent selon nos propres critères, nos à-priori, nos besoins et nos désirs. Les Tranches, comme ces présences humaines qui nous entourent et que nous incarnons nous-mêmes pour de nombreuses autres personnes, sont autant de pauvres, braves, jeunes, vieilles, bonnes, mauvaises gens – rayez la mention inutile. « Si on porte un jugement sur elles, » rappelle Friedlander avec douceur, « on se trompe toujours un peu. Il faut les accepter comme elles sont. »
De savoir s’il est heureux ou malchanceux d’échapper aux déterminations, ni les Tranches ni moi ne nous prononcerons – contentons-nous pour le moment d’apprécier la franchise de leurs faces, et rassurons-nous de l’idée que nous habitions nous aussi, quelque part, dans leur vision périphérique.
Louise Aleksiejew
Dans un jeu vidéo des 90’s, les Tranches de cake seraient des PNJ. Croisés au détour d’une ruelle, avant le niveau du désert ou sous le toit de feuilles d’une forêt, ces personnages non jouables attendraient qu’on les interroge pour y aller de leur commentaire personnel sur la gestion du royaume, leur animal perdu ou les rumeurs courant le pavé irrégulier de leur cité. Autant de personnalités superficielles, incarnées par une petite dizaine d’avatars différents, ressassant en boucle leurs messages préenregistrés sans aucune chance d’échapper à leur seule détermination : celle de ne pas être héroïques. Mais nous ne sommes ni dans les 90’s, ni dans un jeu vidéo, et si pixels il y a dans les portraits de terre co-produits par Clément Garcia-Le Gouez et Thom Friedlander, ceux-ci sont analogiques.
Aussi, si elles sont mises à l’arrière-plan de la quête principale, les Tranches demeurent également dans le hors-champ de l’histoire officielle d’un point de vue technique. Incarnées dans un premier temps par des dessins de Friedlander, eux-mêmes influencés par une lecture textile de la picturalité, elles sont ensuite transposées en tablettes de céramique par Garcia-Le Gouez, selon la méthode du nériage qui consiste à agglutiner entre elles des bandes de terre de différentes couleurs, et permet donc une polychromie sans émail ni engobe. Ces filtres successifs troublent la matérialité des visages – capturés dans l’interstice entre volume et image, abstraction et figuration – comme ils perturbent les hiérarchies qui distinguent traditionnellement l’art contemporain des techniques artisanales du jacquard et du nériage, et le goût, bon ou mauvais (classiste) auquel on les associe.
On ignore pourtant tout de la bonté ou de la malignité de ces Tranches devenues tronches. En effet, l’effort conséquent fourni par le duo pour les faire exister contraste avec l’absence d’identité, la facilité de caractère de ces personnages déracinés : ni genre, ni époque, ni lieu, ni expression ne permettent de les situer avec certitude, de les projeter dans un récit défini. Dépersonnifiées, clonées par le nériage (un même pain de terre reconstitué permettant de créer quatre multiples du même dessin, dans lequel le geste manuel vient réintroduire variation, accident, torsion), les Tranches glissent entre les catégories jusqu’à esquiver la seule définition qu’on pouvait encore employer à leur égard, et qui consistait à les désigner comme des portraits. Peut-on appeler « portrait » le corps flou d’un.e voisin.e isolé un instant par le contour d’une fenêtre ?
Il est l’heure de nous rappeler alors que la distanciation sociale n’est pas une invention de la crise sanitaire qui nous occupe aujourd’hui : tantôt choisi, tantôt inconscient, un écran nous sépare continuellement du monde qui nous entoure. Ce monde est celui des passant.e.s, des piliers de bar, des agent.e.s téléphoniques, des parent.e.s éloigné.e.s, des fonctionnaires des transports en commun, des enfants qui rentrent de l’école ou encore des chiffonier.e.s officiant dans l’espace public : de tou.te.s celleux aux frontières de notre sphère d’action, qu’on esquive par peur d’investissement émotionnel ou de responsabilité, que nous permettent de fuir les bruits de la ville et le rendez-vous que l’on risque de manquer si l’on ne se presse pas.
Cette relation par défaut ou défaut de relation génère fantasmes et fictions sur la scène de notre théâtre interne : en pensées, nous regardons, évaluons, réécrivons les faces qui nous entourent selon nos propres critères, nos à-priori, nos besoins et nos désirs. Les Tranches, comme ces présences humaines qui nous entourent et que nous incarnons nous-mêmes pour de nombreuses autres personnes, sont autant de pauvres, braves, jeunes, vieilles, bonnes, mauvaises gens – rayez la mention inutile. « Si on porte un jugement sur elles, » rappelle Friedlander avec douceur, « on se trompe toujours un peu. Il faut les accepter comme elles sont. »
De savoir s’il est heureux ou malchanceux d’échapper aux déterminations, ni les Tranches ni moi ne nous prononcerons – contentons-nous pour le moment d’apprécier la franchise de leurs faces, et rassurons-nous de l’idée que nous habitions nous aussi, quelque part, dans leur vision périphérique.